III

Angus MacWhirter faisait ses préparatifs de départ.

Il venait de coucher dans sa valise trois chemises qu’il avait délicatement posées sur son complet bleu, rentré de la teinturerie – où il avait causé bien du souci à la blonde employée, un peu « perdue » avec ces « deux vestons MacWhirter » – quand on frappa à la porte.

Il répondit : « Entrez ! »

C’était Audrey Strange.

— Je viens vous remercier, dit-elle. Vous faites vos bagages ?

— Vous voyez !… Je pars ce soir et je m’embarque après-demain.

— Pour l’Amérique du Sud ?

— Exactement, pour le Chili.

— Laissez-moi vous aider !

Il protesta, mais elle fut la plus forte. Il dut se contenter de la regarder faire, tout en admirant la grâce et l’adresse de ses mouvements.

— Voilà ! dit-elle, la valise bouclée.

Il la remercia, ajoutant :

— Vous vous en êtes admirablement tirée !

Ils se turent un instant, Audrey rompit le silence.

— Vous m’avez sauvé la vie. Si vous n’aviez pas vu ce que vous avez vu…

Elle se reprit :

— Cette nuit-là, sur la falaise, lorsque vous m’avez dit : « Rentrez chez vous ! On ne vous pendra pas, j’en fais mon affaire ! » vous êtes-vous rendu compte tout de suite que vous alliez apporter à l’enquête un témoignage d’une importance capitale ?

— Je ne pourrais pas l’affirmer. Je n’avais pas réfléchi encore…

MacWhirter était toujours embarrassé lorsqu’il lui fallait expliquer le mécanisme extrêmement simple de ses opérations mentales.

— En fait, poursuivit-il, je ne voulais pas dire autre chose que ce que je disais. Je ne savais pas encore comment je m’y prendrais, mais j’étais résolu à vous empêcher d’être pendue…

Audrey rougit légèrement.

— Mais si j’avais été coupable ?

— Ça ne changeait rien !

— Vous me croyiez coupable ?

— Je ne me l’étais pas trop demandé. J’avais tendance à croire à votre innocence, mais vous auriez pu être coupable, j’aurais agi exactement comme je l’ai fait !

— Et c’est plus tard que vous vous êtes souvenu de l’homme qui grimpait à la corde ?

MacWhirter ne répondit pas tout de suite. Après un long moment d’hésitation, il dit.

— Après tout, autant que vous le sachiez !… En réalité, je n’ai pas vu un homme grimper le long de cette corde… Et pour une bonne raison ! C’est que je suis allé sur la falaise, non pas lundi, comme je l’ai déclaré, mais dimanche. C’est le complet qu’on m’avait remis à la teinturerie qui m’a conduit à faire des déductions et à construire une hypothèse, dont j’ai été sûr qu’elle était bonne lorsque j’eus découvert la corde dans le grenier.

Audrey, de rose, était devenue toute pâle.

— Alors, vous avez menti ? demanda-t-elle, incrédule encore.

— Un raisonnement n’aurait eu aucune valeur aux yeux de la police. Il fallait que je dise ce que j’avais effectivement vu.

— Mais vous pouviez être appelé à en témoigner en justice sous la foi du serment.

— Je le sais.

— Vous auriez juré ?

— Sans hésiter.

Audrey n’en croyait pas ses oreilles.

— C’est vous qui dites ça ! s’écria-t-elle. Vous, l’homme qui a perdu sa place, l’homme qui a essayé de se tuer, parce qu’il ne voulait pas composer avec la vérité !

— J’ai le plus grand respect pour la vérité, dit MacWhirter d’une voix grave, mais je me suis aperçu qu’il y avait des choses plus précieuses qu’elle encore.

— Comme ?

— Vous, par exemple.

Audrey baissa les yeux. MacWhirter, gêné, s’éclaircit la gorge et poursuivit :

— Il ne faut surtout pas vous imaginer que vous me devez quelque chose. Vous n’entendrez plus parler de moi désormais. La police a les aveux de Strange, elle n’a plus besoin de mon témoignage. D’ailleurs, l’état mental de Strange est tel qu’il ne sera probablement jamais jugé…

— J’en suis heureuse, dit Audrey simplement.

— Vous l’avez aimé ?

— L’homme que je voyais en lui, oui.

MacWhirter lit de la tête un signe d’approbation.

Il y eut un silence, puis il dit :

— L’essentiel est que tout ait bien marché. L’inspecteur Battle a accepté mon histoire et, parti là-dessus, il a obtenu des aveux, une confession complète…

Audrey lui coupa la parole.

— Votre histoire lui a permis de manœuvrer, mais je ne crois pas que vous l’ayez trompé. C’est exprès qu’il a fermé les yeux…

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— C’est qu’il m’a fait remarquer, dans la conversation, que vous aviez eu la chance de voir ce que vous avez vu… avant de me rappeler, peu après, que la nuit de lundi avait été pluvieuse.

MacWhirter ne cachait pas sa surprise.

— C’est juste, admit-il. Dans la nuit de lundi, je n’aurais sans doute rien pu voir…

— Battle le savait fort bien, reprit Audrey, mais c’était pour lui sans importance : il savait que ce que vous disiez avoir vu était ce qu’il s’était réellement passé. Mais le fait qu’il savait que vous n’aviez rien vu explique pourquoi il a tout mis en œuvre pour contraindre Nevile à avouer. Il le soupçonnait depuis que Thomas Royde lui parla de mon aventure avec Adrian. Depuis cet instant, il comprit que, s’il avait bien reconnu la nature exacte du crime, un crime de fou, il s’était trompé sur le criminel. Ce qu’il cherchait, c’était la preuve qui lui permettrait de confondre Nevile. Comme il me l’a dit, il espérait un miracle. Vous avez été ce miracle…

— Étrange !

— Ainsi, vous voyez, conclut Audrey, vous êtes mon miracle. Mon miracle à moi…

Il sourit.

— Soit ! fit-il. Mais je ne veux pas, je le répète, que vous vous croyiez pour cela mon obligée. Je vais sortir de votre vie…

— Le faut-il vraiment ?

La question le laissa stupéfait. Il regarda Audrey. Elle était cramoisie.

Sans lever les yeux, elle dit :

— Vous ne voulez pas m’emmener ?

Brusquement, il répondit :

— Vous ne savez pas ce que vous dites !

— Si, je le sais ! répliqua-t-elle. Je fais quelque chose de très difficile, mais qui m’importe plus que la vie même ! Et le temps presse !… J’ajoute que je suis très bourgeoise et que, si nous partons ensemble, je veux que le mariage ait lieu auparavant.

— Naturellement, fit MacWhirter, profondément choqué. Vous n’imaginez pas que j’ai pensé à autre chose.

— Évidemment, non !

Il reprit :

— Je ne suis pas l’homme qu’il vous faut. Je pense que vous épouserez ce brave garçon qui vous attend depuis si longtemps…

— Thomas ? Le cher et fidèle Thomas ?… Non. Il est resté fidèle à l’image d’une jeune fille qu’il a aimée vraiment, c’est Mary Aldin, bien qu’il ne le sache pas encore lui-même.

MacWhirter alla vers elle. Son visage était grave.

— Ce que vous dites, demanda-t-il, le pensez-vous sérieusement ?

— Oui, répondit-elle, sincère. C’est avec vous que je veux vivre. Si vous partez sans moi, je resterai seule jusqu’à la fin de mes jours…

MacWhirter soupira. Il tira de sa poche un portefeuille, dont il se mit à examiner le contenu.

— Une licence spéciale coûte cher, dit-il à mi-voix. Il faudra que je passe à la banque demain matin, de bonne heure…

— Je puis vous prêter de l’argent…

Il la foudroya du regard.

— Jamais de la vie ! Si je me marie, c’est moi qui paie la licence ! Vous m’avez compris ?

Elle protesta doucement :

— Il ne faut pas vous fâcher pour dire ça !

Elle était tout contre lui.

— La dernière fois que je vous ai tenue contre moi, fit-il, vous étiez comme un petit oiseau qui cherchait à s’échapper… Vous ne vous échapperez plus, maintenant !

Elle leva les yeux vers lui et dit :

— Je suis sûre que je n’aurai jamais envie de m’échapper…

 

FIN

 

L'heure zéro
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